lundi 10 septembre 2007

LE RUGBY: L'ESPRIT DES NATIONS

Par Raphaël Stainville

Trois victoires successives des Bleus dans les matchs préparatoires de la Coupe du monde, et la France, à sept jours du début de la compétition, se prend à rêver d’une victoire des rugbymen tricolores. Les organisateurs s’avouent eux-mêmes surpris de tant d’enthousiasme à l’heure où plus de 2,5 millions de billets ont été vendus. Pourtant, rien d’étonnant à cette passion pour le rugby.
« Il y a de tout dans le rugby, confessa un jour le cinéaste Louis Malle au sortir d’un match du tournoi des Cinq-Nations. C’est une comédie humaine pleine de sensibilité, d’espérances et de déceptions, de rires et de larmes. » Rien n’a changé depuis. Certes, les joueurs se sont transformés : les avants, élevés au grain et à la bière, sont désormais affûtés comme des gazelles – quoiqu’ils pèsent plus de 100 kilos –, et les trois-quarts, que les spécialistes décrivaient comme des « pianistes », virtuoses du ballon, sont pour la plupart devenus des déménageurs. Mais le professionnalisme n’a pas tué les combattants. Le visage ravagé de Serge Betsen, le troisième ligne du XV de France, couturé de points de suture, témoigne toujours de l’esprit de sacrifice des joueurs. Il n’est pas sans nous rappeler Jean-Pierre Rives, capitaine victorieux de deux grands chelems avec les Bleus, en 1977 et 1981, sortant du terrain, le maillot couvert de sang. Et les larmes du pilier Pieter De Villiers à l’annonce du forfait de son ami Sylvain Marconnet, privé d’équipe de France en raison de sa blessure, montrent à quel point ces hommes sont liés dans une aventure qui les dépasse.
À l’heure où le rugby professionnel triomphe, où des sponsors s’affichent sur les maillots naguère frappés des seuls emblèmes nationaux (le coq français, la rose anglaise, le poireau gallois…), on pouvait croire ses valeurs dévoyées par l’argent, la course médiatique et peut-être même le dopage. Certains prédisaient qu’il emprunterait les mêmes chemins que le football, que bientôt ce sport serait méconnaissable, que les joueurs courraient le cachet de club en club, en quête de contrats juteux plutôt qu’à la recherche de défis sportifs. Il n’en est rien. Les valeurs du rugby demeurent inchangées, comme enracinées dans un terroir. C’est la première raison de son succès aujourd’hui.
C’est d’ailleurs particulièrement visible en France. Si, contrairement à l’idée reçue, Le Havre en 1872 puis Paris en 1883 furent les premières villes à compter des clubs de rugby, c’est dans le sud-ouest de la France, autour du club de Bordeaux notamment, que s’implante et se diffuse progressivement sa culture. Les succès à répétition du Stade Bordelais contre le Stade Français, le club de la capitale, finissent d’implanter le rugby dans la région. Une opposition qui nourrit l’engouement du public de province pour ce nouveau sport : quand ils n’étaient que 3 000 lors de la première victoire de Bordeaux en 1899, ils sont 6 000 en 1905, 12 000 en 1907 et 16 000 en 1911. À cette date, « le rugby devient le sport capable de rassembler les foules dès qu’il s’agit de défendre l’ethos local », c’est-à-dire l’identité régionale, remarque Jean-Pierre Augustin, auteur d’une conférence sur le rugby.
Certes, le rugby a évolué depuis un siècle, mais il demeure fondamentalement « un jeu qui interdit le je », selon le mot de Pierre Albaladejo, rugbyman international. Mieux encore, « le rugby, comme l’écrivait Antoine Blondin, est aux antipodes du one-man-show. Il propose un art subtil de la réussite dans l’abnégation et dans l’amitié, où l’homme, réputé inachevé par essence, se complète enfin à travers les autres. » C’est un sport collectif par excellence. Rien n’est davantage salué qu’une passe bien effectuée pour permettre à un coéquipier de marquer un essai. Les joueurs parlent alors d’« offrandes ». Au rugby, il s’agit toujours de se sacrifier pour permettre au jeu de se poursuivre. C’est ce que font, inlassables laboureurs des terrains, les piliers au cœur de la mêlée, pour préserver un ballon et l’offrir à leurs trois-quarts afin qu’ils le fassent vivre de leurs passes jaillissantes.
Le rugby, c’est une équipe, une famille, un village, une nation. Il ne serait pas surprenant que bientôt des sociologues et des politologues expliquent son succès de plus en plus retentissant par un attachement à des valeurs galvaudées, à l’heure du délitement des familles et de l’implosion des nations. Le rugby suggère les images du patrimoine et du terroir. Il renvoie à l’histoire des hommes autour de ces champs clos qui sont des lieux de bataille où les seules armes sont le courage, la vaillance et l’abnégation.

“La nostalgie d’une chevalerie”.
Si bien qu’un match de rugby ne sera jamais un simple jeu. C’est une leçon de courage qui se livre en deux fois quarante minutes, c’est un livre d’histoire qui se joue à chaque match, chapitre par chapitre, où les clameurs qui montent des tribunes sont toujours celles de l’espérance. Le journaliste et écrivain Gaston Bonheur expliquait ainsi : « J’aime dans le rugby qu’il fasse durer, vaille que vaille, de dimanche en dimanche, la nostalgie d’une chevalerie. J’aime ses couleurs, ses cris, ses défis, les caprices du ballon, le chant des victoires, la rude leçon de la défaite. C’est pourquoi, au lieu du coq qui marque l’équipe de France, j’aimerais mieux la plume blanche des anciens tournois, le panache d’Henri IV. »
Derrière une rencontre entre l’équipe de France et l’équipe d’Angleterre, par exemple, il y a aura toujours, en trame de fond, le souvenir de la guerre de Cent Ans, de Trafalgar et de Mers el-Kébir. Et que dire des matchs qui opposent le XV de la Rose aux Irlandais ? Ils sont cathartiques, exutoires des petites et grandes rivalités historiques, des antagonismes politiques ou des simples querelles de clochers et de villages. Le haka – sorte de cri tribal que hurlent les joueurs de l’équipe des All Blacks, dont le maillot noir rappelle qu’ils portent le deuil de leurs adversaires – dit bien le combat qu’ils s’apprêtent à livrer et la fierté qu’ils ont d’appartenir à une communauté.
C’est peut-être tout ce qui différencie le rugby du football, les Bleus de Raphaël Ibañez de la France “Black-Blanc-Beur”, un rien artificielle de l’équipe de Zinédine Zidane, qui bredouillait la Marseillaise. Quand les footballeurs se mettaient au service de leur brillant capitaine, les rugbymen sont au service d’un jeu et d’un maillot qu’il leur faut défendre. Le rugby ne sera jamais l’addition d’individualités. Sa force tient dans la cohésion et le sacrifice des ego au service d’un collectif qui prime tout. Le football ne sera jamais qu’un jeu quand le rugby est une histoire.
article paru dans la revue Valeurs Actuelles du 31 aout 2007

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